Guillaume Apollinaire — « J’écris tout seul »

Mon cœur j’ai regardé longtemps ce soir Devant l’écluse L’étoile ô Lou qui fait mon désespoir Mais qui m’amuse Ô ma tristesse et mon ardeur Lou mon amour Les jours s’écoulent Les nuits s’en vont comme s’en va le jour Les nuits déroulent Le chapelet sacrilège des obus boches C’est le printemps Et les oiseaux partout donnent leurs bamboches On est content On est content au bord de la rivière Dans la forêt On est content La mort règne sur terre Mais l’on est prêt On est prêt à mourir pour que tu vives Dans le bonheur Les obus ont brûlé les fleurs lascives Et cette fleur Qui poussait dans mon cœur et que l’on nomme Le souvenir Il reste bien de la fleur son fantôme C’est le désir Il ne vient que la nuit quand je sommeille Vienne le jour Et la forêt d’or s’ensoleille Comme l’Amour Les nuages s’en vont courir les mondes Quand irons-nous Courir aussi tous deux les grèves blondes Puis à genoux Prier devant la vaste mer qui tremble Quand l’oranger Mûrit le fruit doré qui te ressemble Et sans bouger Écouter dans la nuit l’onde cruelle Chanter la mort Des matelots noyés en ribambelle Ô Lou tout dort J’écris tout seul à la lueur tremblante D’un feu de bois De temps en temps un obus se lamente Et quelquefois C’est le galop d’un cavalier qui passe Sur le chemin Parfois le cri sinistre de l’agace Monte Ma main Dans la nuit trace avec peine ces lignes Adieu mon cœur Je trace aussi mystiquement les signes Du Grand Bonheur Ô mon amour mystique ô Lou la vie Nous donnera La délectation inassouvie On connaîtra Un amour qui sera l’amour unique Adieu mon cœur Je vois briller cette étoile mystique Dont la couleur Est de tes yeux la couleur ambigüe J’ai ton regard Et j’en ressens une blessure aigüe Adieu c’est tard


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